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'Les jeunes et l'école pendant les années de guerre'
 
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Les jeunes et l'école pendant les années de guerre

La guerre n'a pas épargné la jeune génération. Les jeunes, en particulier les garçons, qui étaient voués à partir bientôt au front comme soldats si la guerre venait à se prolonger, ont été non seulement soumis à la propagande de guerre destinée aux adultes, mais aussi de façon plus ciblée à celle propagée dans les écoles: la guerre a fait son entrée dans les abécédaires et les manuels scolaires de tous genres. Beaucoup d'écoles tenaient à jour des chroniques de guerre. Durant le temps de l'Avent, les élèves préparaient des "paquets de dons charitables" (Liebesgabenpäckchen) qui étaient envoyés aux soldats du front pour les réconforter un peu. Des cérémonies avaient régulièrement lieu lorsqu'il y avait des victoires à fêter, mais aussi, lorsque des enseignants ou des élèves, engagés volontaires, étaient morts au combat.

Les manuels scolaires de la fin de l'Empire et les publications pédagogiques qui ont paru au cours de la Première Guerre mondiale (articles publiés dans des revues pédagogiques; modèles d'enseignement et autres ouvrages de méthodologie [1] ), présentent manifestement un grand nombre de contenus militaires. Pendant la guerre ont paru des ouvrages dont le titre était déjà significatif de l'esprit dans lequel ils avaient été conçus: "Quels enseignements nos garçons et nos filles peuvent-ils tirer de la guerre?"; "La mobilisation de l'école". Les auteurs de ces manuels sont la plupart du temps des enseignants ou des ecclésiastiques. Les élèves doivent déjà s'exercer à l'école aux "vertus" du soldat. Les héros de guerre de l'armée de terre, de la marine, et plus tard, de l'armée de l'air, mais aussi le "petit" soldat qui a servi sur le front avec courage et obéissance, sont présentés comme modèles aux élèves. L'exposition organisée à Berlin en 1915 sur le thème "Ecole et guerre" (1915) était articulée autour des questions suivantes:

  • Quels enseignements les élèves peuvent-ils tirer de la guerre?
  • En quoi peuvent-ils contribuer à la guerre ?
  • Comment peut-on préparer les jeunes au service militaire?

Des jouets guerriers de toutes sortes (avant tout des soldats d'étain) faisaient partie des cadeaux les plus courants avant et pendant la guerre. Les grands enfants (élèves) recevaient souvent en cadeau, pour leur anniversaire, leur confirmation ou leur étrennes, des récits de guerre décrivant les exploits héroïques de soldats allemands de l'armée de terre, de la marine et de l'armée de l'air. Des ouvrages tels que l'édition de guerre de Pierre l'Ébouriffé [2] (Kriegsstruwwelpeter) véhiculent la traditionnelle image de l'ennemi et défendent la légitimité de la "cause allemande". La guerre était souvent présentée comme une expédition punitive contre les arrogants et envieux ennemis de l'Allemagne, qui tentaient d'empêcher que l'Empire allemand n'occupe sa "place au soleil". Dans beaucoup de villes ont été fondées des "compagnies de jeunes [3] " destinées à inculquer aux adolescents une première formation militaire. Au cours de la guerre, les élèves ont pu se rendre utiles dans de nombreux domaines de la vie publique: dans beaucoup de villes, ils ont collecté [4] pour le "service d'aide patriotique" (Vaterländischer Hilfsdienst) des déchets qui servaient à nourrir lapins, poules et cochons, mais aussi des faînes et des herbes, des tubes métalliques et des boîtes, des lainages et des vieux vêtements, pour aider à combler les manques les plus divers apparus dès les premiers mois de guerre.

Kriegsdiktat [5]

Schützengrabenspiel [6]

Au contraire de l'Allemagne, qui n'a pas cultivé le mythe de "l'enfant-héros de la Grande Guerre", la France a propagé pendant et après la guerre de nombreuses histoires de jeunes filles et garçons qui auraient accompli des exploits héroïques à l'arrière et sur le front. Dès les premiers mois de guerre, sont colportés dans la presse de nombreux cas d'enfants qui auraient profité de la grande confusion qui régnait au début de la guerre pour partir au combat aux côtés des "vrais" soldats. "La propagande française mit massivement en valeur les hauts faits de plus d'une centaine d'enfants de ce type, garçons et filles, présentés d'ailleurs comme la partie connue d'une masse de héros juvéniles plus importante mais restée anonyme." (1) On peut se demander si "l'enfant-héros combattant" a été une pure invention de la propagande, ou bien si ces histoires de héros ont une certaine part de vérité. Mais cela n'est finalement que d'une importance secondaire, et seul compte le fait que ces histoires ont sans doute eu un grand impact sur la population et n'ont fait que renforcer la haine de l'ennemi et en même temps, la propre fierté nationale d'avoir engendré une telle jeunesse. L'historien français Audoin-Rouzeau a étudié ces cas. Son constat: "En fait, [...] l'enfant-héros est évidemment une création artificielle, mais qui trouve probablement son origine dans quelques faits véridiques, malheureusement difficiles à reconstituer avec certitude." (2)

Ci-après les cas reconstitués par Audoin-Rouzeau:

Comme pour les filles, une nette focalisation se produit sur quelques figures emblématiques, au nombre d'une quinzaine, constamment citées, exaltées, mises en images par les publications pour enfants. Mais que d'incertitudes là encore: l'orthographe des noms propres hésite, les noms de famille manquent, les âges, les lieux, les circonstances exactes des exploits relatés constituent autant d'approximations qui mettent en relief l'écart entre mythe et réalité, entre les événements d'origine et leur destin ultérieur dans les récits à destination de l'enfance. […]

Arrêtons-nous un moment sur l'enfant-héros le plus célébré - et de très loin - pendant la guerre: Émile Desprès. A lui seul, toutes sources confondues, il est l' emblème de l'héroïsme juvénile en guerre.

Les différents et nombreux récits de son histoire sont, comme d'habitude, assez hésitants quant aux faits relatés. Selon les sources, l'enfant a treize ou quatorze ans. Son nom de famille donne lieu à deux transcriptions divergentes: certaines sources l'identifient sous le nom de Desjardins, d'autres, plus nombreuses, sous celui de Desprès. (3) Mineur de profession, originaire du village de Lourches dans le Nord, le haut fait qui lui donna la célébrité se passe lors de l'invasion allemande, fin août-début septembre 1914.

Dans la version minimale, Émile Desprès donne à boire, lors de l'invasion, à un sergent français blessé. Apercevant son geste, un officier allemand le fait arrêter. Dans certains récits, l'histoire tourne court (« Des témoins affirment qu'il fut aussitôt fusillé ») (4), au point que l'on imagine mal, à partir d'une version aussi indigente, comment Émile Desprès eût pu connaître la consécration. Mais la plupart des versions sont, heureusement, plus étoffées: partant d'un point de départ identique, elles s'accordent pour affirmer que l'enfant fut bien d'abord condamné à mort pour son geste secourable, avant que l'officier allemand ne se soit ravisé en promettant la grâce à l'enfant s'il tuait lui-même le sergent. L'enfant fait alors mine d'accepter, mais retourne l'arme contre l'officier allemand, qu'il tue sur le coup.

Dans une telle version, l'héroïsme d'Émile est plus nettement attesté, tandis que le comportement de l'ennemi à son égard répond à un jeu purement gratuit, conditionné par les pulsions d'une brutalité quelque peu sadique. D'autres versions remontent plus loin en amont: le sergent français blessé se serait rendu « coupable » d'avoir abattu un lieutenant allemand en train de brutaliser la propriétaire de la maison dans laquelle il s'était réfugié (ou bien d'avoir commis le même geste pour s'opposer à la mise à mort des otages); d'où sa condamnation à mort, entraînant celle de l'enfant qui prétendait lui venir en aide. (5) Version intéressante qui donne à l'action une base moins irrationnelle que les récits précédents. D'autres, il est vrai, peignent l'ennemi sous des traits nettement plus brutaux: ici, le sergent français, blessé, est passé à tabac avant d'être fusillé; (6) là, d'autres civils sont fusillés avec lui, et Émile est frappé avant même d'être tué… (7)

Quelles que soient les versions, Émile Desprès est à la fois enfant-martyr et enfant-héros: mais les récits hagiographiques les plus élaborés le font passer successivement, selon une gradation complexe, du statut de martyr à celui de héros, puis reviennent au point de départ. En effet, son geste héroïque a d'abord pour origine la brutalité allemande : « Le capitaine allemand [...] se retourne, voit le geste de pitié [le verre d'eau]... Au comble de la fureur, il se précipite sur Émile Desprès, le frappe du poing, le meurtrit de sa lourde botte et le jette enfin, assommé à moitié, près du sous-officier agonisant. Ah! Sale vermine, s'écrie-t-il, toi aussi tu vas être fusillé. » (8) C'est l'occasion de la transformation du martyr en héros véritable. Parce qu'« il faut bien s'amuser un peu », la proposition atroce intervient: « Il te demande à boire? Eh bien, tu lui donneras du plomb! Ce sera très drôle! » (9) Le marché ayant été accepté en apparence par l'enfant, s'accomplit l'acte héroïque fondateur de sa légende « Il prend le fusil, l'épaule, vise le malheureux blessé... Mais un sourire terrible est sur ses lèvres... Brusquement, il se retourne, face au capitaine. L'arme est à bonne hauteur... Le coup part. Foudroyé, l'horrible Prussien s'écroule comme une masse. » (10) Mais il reste à Emile à payer de sa vie ce beau geste: l'enfant-héros redevient alors enfant-martyr.

On l'a vu: un acte si digne de mémoire suscita un grand nombre de versions différentes. La mort elle-même est sujette à maintes variations: ici, Émile est criblé de coups de baïonnette par les soldats qui se précipitent sur lui (11), et parfois aussi de coups de sabre. (12) Ailleurs, il termine fusillé (13), en trouvant parfois le temps, il est vrai, de crier « Vive la France! ».

Au-delà des différences entre les versions, il faut s'interroger sur les causes d'un tel succès de propagande. Figure emblématique, Émile Desprès se détache d'un large ensemble d'enfants-héros dont la plupart n'accède pas à la même notoriété et qui doivent se contenter de mentions plus rares, parfois isolées. Certains, dont l'histoire paraît pourtant moins suspecte que la sienne, n'atteindront jamais la même célébrité.

Tiré de : Stéphane Audoin-Rouzeau: La guerre des enfants. Essai d'histoire culturelle, Paris 1993, p. 134-136, 138-139, 141, 146-147.

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Notes

  1. Stéphane Audoin-Rouzeau: La guerre des enfants. Essai d'histoire culturelle, Paris 1993, S. 131.
  2. Ebd., S. 131f.
  3. Alcide Lemoine, Le Livre d'or de l'école primaire, op cit. L'auteur situe d'ailleurs l'action non pas à Lourches mais à Douchy.
  4. H. Pellier, Aux petits Français. Pour qu'ils se souviennent! Paris, Nilsson, 1918, 148 p.,p. 121.
  5. Fernand Ventre, La Guerre de 1914, Clermont-Ferrand 1914.
  6. Jean Guirbal, La Grande Guerre en compositions françaises. Paris 1915.
  7. Léon Peigné, L'Enfance héroïque, op. cit.
  8. Idem, ibidem, p.45.
  9. Idem, ibidem, p.45.
  10. Idem, ibidem, p.45-46.
  11. Léon Peigné, L'Enfance héroïque, op. cit.
  12. Ch. Guyon, Les Enfants héroïques de 1914, les livres roses pour la jeunesse No. 144, 1914.
  13. Fernand Ventre, La Guerre de 1914, op. cit. G. Fraipont, La Jeunesse héroïque. Histoires vraies.