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'Une affaire de famille'
 
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Une affaire de famille

Une telle réception de la figure d'Hamlet est inconcevable ici. II ne saurait être chez nous qu'un personnage naguère romantique, dissimulateur comme Tartuffe et séducteur comme Don Juan. II fonctionne en Allemagne comme une figure mythique ; et le mythe (la story), c'est ce qui fait d'Hamlet non seulement le jeune homme spolié du début mais aussi le meurtrier de la deuxième partie. On pourrait étudier la réception d'Hamlet comme si l'on faisait de la géologie : depuis les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister jusqu'à l'Hamlet à Wittenberg de Hauptmann, en passant par le poème de Freiligrath « Deutschland ist Hamlet », sans oublier les commentaires du traducteur de Shakespeare A.W. Schlegel. 
 
 Or, si Hamlet est à ce degré un héros allemand, c'est parce qu'en lui est donné à lire quelque chose du clivage qui était constitutif de la figure royale de Jacques 1er, successeur d'Elisabeth la protestante, fils de Marie Stuart la catholique qui avait été exécutée sur ordre d'Elisabeth, laquelle Marie Stuart, comme Gertrud dans la pièce de Shakespeare, avait épousé l'assassin de son mari, Hamlet-Jacques 1er, tel que l'analyse C. Schmitt (19) dans un petit ouvrage que je viens de traduire et auquel j'ai été rendu attentif par quelques remarques de Müller, Hamlet-jacques 1er comme figure tragique, clivée, au sortir des guerres de religion.
 
 Les textes de Müller que j'ai traduits et mis en scène depuis 1978 ont tous été écrits (ou du moins rendus publics) entre 1978 et 1987. Mon travail de traducteur et de metteur en scène ne visait pas au chef-d'œuvre, ou à la gloire, ou à la reconnaissance, ou au succès médiatique, mon ambition est d'une autre nature : j'étais en quête d'actualité, c'est la raison pour laquelle j'ai mis en scène ces textes peu de temps après leur écriture par H. Müller. C'est ainsi qu'Hamlet-Machine et La Route des chars ont été représentées en français avant de pouvoir l'être en allemand.

Fig. 10

La revue Mouvement [1]  a réuni Thomas Ostermeier et Jean Jourdheuil pour une conversation avec Bruno Tackels à propos de Heiner Müller de la Schaubühne et des relations entre les différentes générations de dramaturgie et de metteurs en scène.

Source Internet [2]

Ce qui est un peu pardoxal, mais en même temps fort explicable. Or, en travaillant Quartett l'été dernier, ou Paysage sous surveillance en 1987, je me suis rendu compte que la dramaturgie de Müller avec ses moyens propres, des figures chorales plutôt que des personnages, une préférence pour le récit lyrique plutôt que pour le récit dramatique (Aristote encore), aboutissait à un registre au fond très privé et personnel. Ces deux pièces, s'il fallait les comparer à des oeuvres théâtrales, font en effet songer à Strindberg: La sonate des spectres, La danse de mort, Mademoiselle Julie – le combat des cerveaux, la lutte des sexes plutôt que la lutte des classes. Or ce passage du récit épique, public et politique, au récit plutôt lyrique et privé est très précisément illustré par la succession des cinq séquences de La Route des chars : d'abord une situation de guerre sur le front de l'Est pendant la Deuxième Guerre mondiale, puis une situation de guerre de classes supposée à Berlin en 1953, puis dans les années 1970 une situation familiale et privée où l'on imagine la décision du père bureaucrate décidant d'ostraciser, d'exiler son fils, de le faire envoyer à l'Ouest par punition mais très officiellement plutôt que de le voir risquer de partager le sort de ceux qui, à leurs risques et périls, tentaient de franchir le Mur. Ce que ce cinquième récit nous dit, et qui peut être médité, c'est que dans les années 70 le communisme en RDA était devenu une affaire de famille. Et par voie de conséquence je serais tenté de faire une différence entre ceux à qui le privilège de l'exil occidental était accordé et ceux à qui on ne laissait que le choix entre rester ou tenter de franchir le Mur.

Voilà comment, à une échelle dont je ne me doutais pas, traduire et mettre en scène certains textes de Müller m'a conduit à jouer les apprentis-anatomistes de certains aspects de la culture allemande.

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Notes

(19) C. Schmitt, Hamlet ou Hécube, L'Arche édit.; Paris, 1992. Carl Schmitt, juriste et théoricien de la politique, après avoir été l'élève de Max Weber, devint une figure influente d'une part de l'Université allemande, et d'autre part, de la « révolution conservatrice » aux côtés de Ernst Jünger et de Heidegger. II participa activement à la vie politique dans les dernières années de la République de Weimar et les premières années du régime hitlérien, jusqu'en 1936. Après la guerre, ayant bénéficié d'un non-lieu lors de son procès concernant ses liens avec le nazisme, il reprit sa réflexion de juriste et de théoricien politique. Son analyse d'Hamlet date de 1955 et est en dialogue avec l'ouvrage de W. Benjamin : Origine du drame baroque allemand, Flammarion, Paris, 1985.