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'A propos de frontières et de délimitations'
 
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A propos de frontières et de délimitations

Fig. 1

Deutschland in Europa

Source Internet 1 [1]  & Source Internet 2 [2]

 

Quand on parle de frontières, on veut dire en général les délimitations entre les Etats. Les premiers jeunes enthousiasmés par l'Europe dans les années 1950 brûlaient des poteaux frontière afin d'adjurer la symbolique d'une union européenne sans Etats nationaux. Il existe cependant d'autres délimitations politiques ou (et) juridiques qui séparent un "dedans" d'un "dehors" et font que l'on inclut les uns et exclut les autres.

Fig. 2

La frontière franco-allemande au Col de la Schlucht (vers 1907). La frontière était à cette époque un motif populaire de carte postale et faisait miroiter en grande majorité une cohabitation pacifique.

Source Internet [3]

En effet, le tracé des frontières ne fait pas que constater quelque chose, il modifie aussi souvent les réalités auxquelles on croit. Pas automatiquement. Pas forcément. En France, il y a aujourd'hui des géographes qui, sur des bases soi-disant scientifiques, partent du principe que les frontières influencent automatiquement ce que les gens se représentent. D'où il découle d'après eux de manière irréfutable que les nouvelles frontières de l'Allemagne unie et de la Mitteleuropa obligeraient les Allemands à ressentir un nouveau "désir de marche vers l'Est". Mais si on leur demande où se trouvent donc les Allemands nourrissant de telles pensées et qui seraient prêts à passer aux actes, alors ils répondent, convaincus, mais non convaincants: "justement: ils ne savent pas encore quels chemins de pensée la situation géopolitique va leur imposer!" Irréfutable, et donc justement pour cette raison non scientifique.

Pourtant des frontières peuvent produire des représentations et susciter des comportements. A Mayence, un ministre qui me présentait comme orateur avait employé plusieurs fois l'expression "nous les Rhéno-Palatins". Je rappelai alors avec une aimable ironie l'histoire de la naissance de la Rhénanie-Palatinat. Staline s'était laissé convaincre par Churchill à Yalta que la domination de l'Allemagne vaincue devrait se faire en commun avec la France. Les "Trois" devinrent donc quatre. Staline posa à son tour une condition: la zone d'occupation française ne devrait pas réduire la zone d'occupation soviétique. On prit donc un morceau au sud de la zone britannique, un au nord de la zone américaine. Ensemble, les deux morceaux donnèrent la Rhénanie-Palatinat. Et après des décennies de gouvernement et d'administration communs, après un politique d'éducation touchant tout le Land par un système scolaire commun, alors en effet on a vu naître une sorte de sentiment rhéno-palatin d'appartenance commune. La délimitation a eu pour effet de créer une identité. Le Rhin est certes large, mais pas plus large entre Ludwigshafen et Mannheim qu'entre Cologne et Düsseldorf. Et bien que les villes de Mannheim et de Ludwigshafen se touchent, au contraire de Cologne et Düsseldorf, elles restent étrangères l'une à l'autre par ce que le même fleuve est en même temps la frontière entre les Länder.

Fig. 3

Frontières et identité, un sujet qui a pris une nouvelle importance en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Après l'Occupation, les Bundesländer se sont (re-)constitués selon les directives des vainqueurs. La Bavière a dû céder le Palatinat à la Rhénanie-Palatinat, mais le démantèlement de la Prusse lui donna un nouveau poids en tant que Land ayant la plus grande superficie de la RFA. Presque aucun Land n'avait existé auparavant avec pour frontières celles définies par ce nouvel ordre.

Source Internet [4]

Les délimitations suscitent chez les partis et les autres associations également un comportement commun, un vocabulaire commun et bientôt une mémoire commune du vécu commun. Et même si deux partis ou clubs de football se rapprochent de plus en plus l'un de l'autre en ce qui concerne leurs opinions et leurs pratiques, avec le temps il devient de plus en plus difficile de les regrouper dans un structure unique, ne serait-ce que par ce que les présidents ne veulent pas perdre le pouvoir qu'il ont acquis au cours des années ou des décennies.

Les frontières peuvent être plus ou moins séparatrices. Jusqu'à fin 1989, on disait en RFA qu'il faudrait assouplir la frontière entre les deux Etats allemands. La supprimer apparaissait comme un objectif lointain utopique. L'établissement d'une frontière peut avoir pour les personnes concernées des conséquences légères ou bien très lourdes. La pire conséquence est l'expulsion par ce que l'on n'est plus toléré sur le territoire délimité. Les Poméraniens et les Silésiens en ont fait la dure expérience.

Dans d'autres cas, la frontière décide de ce que l'on doit penser et de ce qu'est le quotidien, même si la délimitation n'a rien à voir avec la volonté et les sentiments des personnes concernées. Ainsi, la Paix de Westphalie [5] en 1648, reprenant le principe cujus regio, ejus religio (tel prince, telle religion) qui avait été énoncé pour la première fois en 1555 dans la Paix d'Augsbourg [6] , accordait la liberté de religion aux souverains, mais pas à leurs sujets.

Fig. 4

Frontières en Allemagne au XVIIe siècle – une mosaïque de petits territoires

 

 

 

Source Internet [7]

En 1945 il est arrivé à peu près la même chose, sauf que ceux qui régnaient sur la zone d'occupation occidentale étaient en faveur de la liberté. On reviendra plus tard sur ce sujet: lors de la réunification, seuls quelques rares Allemands de l'ouest ont pensé aux premiers jours de juillet 1945 par ce que la plupart d'entre eux ignorait totalement ce qui s'était passé à l'époque. En effet, les USA et l'Union Soviétique avaient mis en application un traité qui avait déjà été signé à l'automne précédent à Londres – c'est-à-dire avant même l'entrée de troupes américaines ou soviétiques en Allemagne. Il était prévu que l'Allemagne vaincue soit gouvernée en commun par les vainqueurs, et ce de Berlin, raison pour laquelle les trois puissances (les deux plus la Grande-Bretagne, qui signa aussi) devraient occuper Berlin. C'est dans les deux protocoles de zone de septembre et novembre 1944 qu'ont également été tracées les lignes qui devraient séparer les trois zones d'occupation les unes des autres.

Entre le 1er et le 4 juillet, des troupes de l'Ouest (parmi elles désormais également des troupes françaises) sont donc entrées dans Berlin, ville conquise par la seule Armée Rouge, tandis que l'armée américaine se retirait de la grande partie du territoire dans laquelle elle s'était avancée et qui se situait au-delà de la ligne de partage londonienne. Si le l'accord n'avait pas été respecté, il n'y aurait pas eu plus tard de Berlin-Ouest – et les habitants de Schwerin, Magdebourg, Halle, Leipzig, Weimar, Erfurt, Iéna, Eisenach, Gerau, Flauen seraient devenus des citoyens de RFA et non des "Ossis".

Fig. 5

Les quatre zones d'occupation après la Seconde Guerre mondiale – un résultat de la conférence de Yalta: des frontières sans fondement historique

 

 

 

Source Internet [8]

Quand les frontières sont assouplies ou même supprimées, quand la politique et l'administration dans les secteurs autrefois séparés se ressemblent de plus en plus, quand ils se fondent même, alors la réunion devrait aussi se faire dans la tête des gens, les nouveaux faits devraient devenir des réalités dans leur conscience. Deux exemples montrent que cela ne se passe pas nécessairement comme cela, du moins pas si vite. L'unité allemande a été réalisée au niveau institutionnel, et pourtant l'unification, c'est-à-dire le fait de surmonter la séparation qui avait duré des décennies, n'est pas encore atteinte. Bien sûr, les structures économiques et sociales respectives jouent un grand rôle, mais il en est de même des différences intellectuelles et culturelles que cette séparation avait engendrées.

L'Union européenne est aujourd'hui plus largement réalisée que les citoyens des Etats membres n'en ont conscience. Les entrelacements, entrecroisements et points communs dans les règlements et leur application vont bien plus loin que l'on ne le suppose en général. Il existe de nombreuses explications au fait que les gens se voilent volontiers la face devant ces réalités, entre autres leur ignorance de ce qu'en fait si peu de choses nous séparent. Une telle connaissance du véritable état de nos points communs serait sans doute plus grande si l'on soulignait davantage les symboles de la Communauté et s'ils étaient plus visibles, plutôt que de toujours faire ressortir les différences.

Fig. 6

Les frontières de l'Europe avaient déjà en grande partie disparu bien avant l'élargissement de l'UE le 1er mai 2004. De nombreux citoyens et citoyennes de l'UE ne sont pas encore conscients de la portée de cette union.

 

Source Internet cf. liste ci-dessous (08.08.2204)

La diversité de l'union européenne joue un plus grand rôle que la distance géographique. Les "confetti de l'Empire", à des milliers de kilomètres, font aussi partie de la France. La Guadeloupe et la Martinique sont certes situées de l'autre côtés de l'Atlantique, mais elles sont gouvernées en tant que départements français, considérées comme telles par la Métropole et ressenties comme telles par leurs habitants. Il en va de même de La Réunion dans l'Océan Indien. La production de bananes en Guadeloupe est une partie du problème qui a causé des tensions entre l'Allemagne et la France, entre l'Union européenne et les USA. Même si d'autres territoire autrefois gouvernés par la France sont depuis devenus des Etats indépendants, il subsiste une sorte de sentiment de parenté issu du passé, du fait que la langue française est restée la langue parlée par la classe dominante et du fait des anciennes et aussi nouvelles relations économiques officielles ou officieuses; ce sentiment fait paraître Dakar et Tunis plus proches que Budapest, capitale d'un futur membre de l'Union, ou même Lisbonne, capital de l'un des quinze Etats membres actuels.

Fig. 7

Les possessions françaises d'outre-mer (DOM-TOM) – reliquats d'un passé colonial.

 

Source Internet [9]

La confusion sur les appartenances est presque inévitable quand le citoyen allemand, français ou britannique apprend que la Russie est membre du Conseil de l'Europe [10] depuis1996 alors que la question de savoir si elle fait même partie de l'Europe reste encore sans réponse. Il en est de même pour la Turquie, entrée au Conseil de l'Europe dès 1949. Parmi les quarante membres actuels, on trouve des pays de l'ancienne zone de domination soviétique, accueillis à l'unanimité après 1989, et même l'ancienne Union Soviétique elle-même. Aucun d'entre eux ne fait partie de l'Union, et les chances d'en devenir membre sont très inégales. Le fait que le Conseil de l'Europe soit établi à Strasbourg, dans le bâtiment même où siège le Parlement de l'Union [11] , renforce la confusion. Le Conseil de l'Europe est donc l'instance européenne chargée de défendre et d'imposer les droits de l'homme, même si la Russie a été admise juste au moment où des milliers de Tchétchènes tombèrent victimes de l'Armée Rouge. Est-ce que, à cause d'une campagne ressemblant à une guerre coloniale, la Russie ne fait pas partie de l'Europe? Il apparaît clairement qu'ici des critères politiques concernant l'évolution interne également d'autres pays après qu'ils ont surmonté un système totalitaire jouent un grand rôle.

Fig. 8

Le siège du Conseil de l'Europe à Strasbourg

 

 

 

 

Source Internet [12]

On peut poser la question de la délimitation également d'une autre manière. Dans quelle mesure la Russie est-elle située sur le continent européen? Depuis que les Etats baltes, l'Ukraine et le Bélarus sont devenus des Etats indépendants, la part de l'Asie dans la Fédération Russe a pris du poids. Le général de Gaulle avait souvent déclaré que l'Europe devrait aller de l'Atlantique à l'Oural – jusqu'à ce qu'il eût survolé les collines de l'Oural et visité Novossibirsk avec ses instituts de recherche dans le nouveau quartier d'Akademgorodok: il put alors constater qu'il n'y avait plus de grandes différences entre la partie européenne et la partie asiatique en ce qui concerne leur niveau de développement technologique. Si la Russie et ses républiques et territoires autonomes de Sibérie orientale et du Grand Est font partie de l'Europe, alors celle-ci a une frontière commune avec la Chine, et la distance avec le Japon est faible.

Fig. 9

Caricature sur le thème très controversé de l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne

 

 

 

 

 

 

 

Source Internet [13]

Le problème de l'appartenance de la Turquie à l'Europe peut être présenté d'une façon similaire: la partie européenne du pays n'est-elle pas de loin la plus petite? Mais le débat sur l'appartenance, qui a été relancé lorsque la possible entrée de la Turquie dans l'Union européenne a été repoussée aux calendes fin 1997, ne dépend que dans une mesure assez réduite de la ligne de délimitation des continents. Il s'agit bien plutôt de l'état de la démocratie à l'intérieur du pays, du traitement des minorités ethniques; il s'agit aussi de la problématique de l'Islam fondamentaliste et tolérant au sein de l'Union, il s'agit enfin du cas particulier des habitants turcs de l'Allemagne et de leur croissance au sein de la population totale du pays. La Turquie fait déjà partie d'une union douanière avec l'UE. La discussion concernant une adhésion à part entière ne se limite donc pas du tout à des données géographiques, il s'agit bien plutôt de lignes politiques de délimitation.

Egalement, l'appartenance à des religions différentes peut conduire à des délimitations politiques ou leur servir d'alibi. Il n'est pas nécessaire de répondre ici à la question d savoir pourquoi du sang serbe-orthodoxe et croate-catholique a coulé. Il en est de même de la séparation entre la partie turque-musulmane et la partie grecque-orthodoxe de Chypre, séparation d'autant plus stricte que fuite et expulsions ont pratiquement "vidé" la partie nord de l'île de toute population grecque. Cette séparation n'est pas du tout réalisée par une ligne abstraite. Les barbelés en plein milieu de la capitale Nicosie, le double contrôle au Checkpoint Ledra Place rappellent aujourd'hui terriblement le Berlin de 1961 à 1989 avec son mur et son Checkpoint Charlie.

Fig. 10

Checkpoint Charlie à Berlin (photographie historique) et Checkpoint Ledra Palace à Nikosie (Chypre)

Source Internet 1 [14]  & Source Internet 2 [15]

Jusqu'à la ratification du Traité de Maastricht [16] , l'Union européenne (UE) s'appelait Communauté européenne (CE). Depuis, le nombre de ses membres est passé de douze à quinze. Les barrières entre l'intérieur et l'extérieur ont été peu à peu supprimées, il reste cependant à savoir si cela a aussi apporté des améliorations qualitatives et pas seulement quantitatives. Un jeu de chiffres rendra peut-être cela plus explicite. En 1951, c'est-à-dire au début de l'établissement de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (CECA [17] ), on était six: la France, l'Italie, la RFA et les trois Etats du Benelux: la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg. La CECA représentait le début d'une communauté politico-économique. Auparavant, il y avait déjà eu une association au niveau militaire: après la prise du pouvoir par les communistes à Prague, cinq Etats – la Grande-Bretagne, la France et les pays du Benelux – avaient conclu à Bruxelles un pacte qui, contrairement au Pacte Atlantique de l'année suivante, garantissait à chaque Etat partenaire agressé le soutien militaire automatique des autres. Lorsque, le 30 août 1954, l'Assemblée Nationale française fit échouer le traité sur une Communauté Européenne de Défense (CED) entre les six Etats de la CECA, entre autres par ce que la Grande-Bretagne n'y participait pas, Pierre Mendès France et Anthony Eden prirent conscience d'une équation arithmétique pas très compliquée: 5+2 = 6+1 ! Si l'on ajoutait la RFA et l'Italie au Pacte de Bruxelles, on aurait alors une formation de défense - nommée Union de l'Europe Occidentale [18] – qui comprendrait exactement les membres de la CECA et la Grande-Bretagne. En 1998, l'UEO compte déjà 10 membres, l'Espagne, le Portugal et la Grèce y ayant adhéré.

Les "Six" étaient encore entre eux lorsqu'ils créèrent à Rome en 1957 la Communauté nucléaire Euratom [19] (qui devait bientôt dépérir) et surtout la Communauté Economique Européenne [20] (CEE). Le premier élargissement eut lieu en 1973, la grande nouveauté étant l'entrée de la Grande-Bretagne. L'Irlande et le Danemark accompagnaient une puissance que de Gaulle avait exclue pendant des années pour des raisons politiques. Nous ne ferons ici qu'évoquer en passant à quel point le comportement des "Six" sur ce sujet était alors contradictoire.

L'élargissement suivant avait une toute autre signification. En 1974 et 1975, trois dictatures sont tombées – à Athènes, à Madrid, à Lisbonne. C'est moins pour des raisons économiques que politico-morales que la Grèce, l'Espagne et le Portugal voulaient être admis dans le CEE. L'adhésion, synonyme d'entrée dans une famille d'Etats libéraux-démocrates, devait servir la consolidation des jeunes démocraties, et c'est bien ce qui se passa. La Grèce entra dans la CEE en 1981, l'Espagne et le Portugal en 1986. Les "Neuf" étaient désormais douze. Ces "Douze" signèrent en février 1986 et en février 1992 les deux traités sur la réalisation de l'union économique et monétaire. Entre les deux signatures, la réunification allemande avait, sur la base de l'Article 23 de la Loi Fondamentale, repoussé la frontière de la Communauté jusqu'à la frontière polonaise.

Avant que les contenus politico-institutionnels de la Communauté ne soient modifiés (moins que prévu à l'origine) en 1997 à Amsterdam [21] , trois nouveaux membres firent leur entrée: l'Autriche, la Suède et la Finlande. Ils auraient dû être quatre, mais les électeurs norvégiens avaient dit non pour le seconde fois comme en 1972. Il existait une continuité géographique par ce que la Suède et le Danemark se touchent presque. On tendit un grand arc au-dessus de l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, de sorte que les bases de leur légitimité à entrer un jour elles-mêmes dans l'Union sont, du moins géographiquement, posées.

A Prague, on se plaint depuis 1995 de ne pas encore faire partie de l'Union bien que la Bohême soit depuis des siècles au cœur de l'Europe, tandis que les Lapons au nord de la Finlande et de la Suède sont déjà devenus des citoyens de l'Union. De plus, depuis 1990 la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et d'autres sont d'avis qu'ils ont, pour les mêmes raisons que la Grèce, l'Espagne et le Portugal à l'époque, le droit de participer à la communauté des Etats démocratiques.

Fig. 11

La conférence des Etats de Schengen au Petersberg près de Bonn le 16 septembre 1998

 

 

 

Source Internet [22]

Au sein de l'Union, les frontières ont perdu beaucoup de leur importance – tant pour les personnes que pour les biens. Et la suppression des frontières à l'intérieur de l'Union va encore plus loin pour les pays qui se sont isolés ensemble de l'extérieur par l'Accord de Schengen [23] . Cependant les limites des unités étatiques et administratives subsistent, même si quelques tentatives transfrontalières montrent que l'on peut aussi faire autrement: par exemple la planification urbaine et régionale dans l'espace Saar-Lor-Lux [24]  (Sarre, Lorraine, Luxembourg), la coopération dans l'espace Palatinat du sud/Rhin supérieur moyen/Alsace du nord ou les liaisons entre les villes de l' "EURegio Rhin supérieur [25] ". Il faut cependant encore examiner de plus près les possibilités et difficultés qu'offrent ces initiatives soutenues financièrement par l'Union. En tout cas, les problèmes sont moins graves que le phénomène des nouvelles démarcations à l'intérieur des frontières étatiques. 

Il apparaît tout à fait paradoxal de parler constamment d'une union ou d'une suppression progressive des frontières quand en même temps cette unification est accompagnée de tensions – parfois même sanglantes et résultant des processus internes de division. Ainsi par exemple, la Belgique est l'un des membres fondateurs, et personne dans les années 1950 n'a montré plus d'engagement personnel dans ce processus d'unification que l'homme politique belge Paul-Henri Spaak [26] . Mais aujourd'hui il n'est même plus certain qu'il existe encore une Belgique unie. Bien sûr, ailleurs aussi l'Etat centralisé a été remplacé par un système fédéral. Le fédéralisme belge est cependant particulier, car l'antagonisme linguistique et culturel entre Flamands et Wallons a eu un effet de plus en plus corrosif sur l'organisation politique du pays. 

Fig. 12

Les zones linguistiques en Belgique. Les deux groupes principaux sont les Flamands (néerlandais) et les Wallons (français). La minorité de langue allemande représente moins d'un pour cent de la population belge.

 

 

 

Source Internet [27]

Depuis 1963, la Belgique est divisée en quatre régions linguistiques [28] , la minorité de langue allemande, qui représente moins d'un pour cent de la population et moins de trois pour cent du territoire, ne jouant pratiquement aucun rôle. En 1970, 1980, 1988 et 1993, des réformes constitutionnelles ont engendré un Etat fédéral dont la capitale Bruxelles est la seule région à vouloir et pouvoir être bilingue. Les partis politiques existent en double, mais pas comme la CDU et la CSU, car entre ceux de même bord règnent souvent des tensions plus que simplement politiques, ce qui est lié à l'identification linguistique respective; pour la même raison, il est possible que des ministères et de nombreux hauts postes soient occupés en double. D'autres causes s'y ajoutent, par ce que le pouvoir de certaines parties s'est décalé avec le temps. A l'origine la partie francophone disposait de la suprématie culturelle et économique, cependant aujourd'hui la puissance économique se situe en Flandres, région qui par ailleurs représente la plus grande part de la population. Rejetant la vieille revendication wallonne d'être "les plus cultivés", les Flamands refusent de plus en plus la langue française. Lors d'une rencontre de jeunes à Poitiers en 1996, les participants flamands, pourtant enthousiasmés par l'Europe, prétendirent devoir s'exprimer en anglais par ce qu'ils ne comprenaient soi-disant pas un mot de français. Chacun peut aujourd'hui constater que la séparation entre Bruxelles et ses banlieues flamandes est par certains aspects plus stricte que celle entre la Belgique et ses voisins.

En Espagne, la situation est semblable. La Catalogne devient de plus en plus autonome et la langue catalane de plus en plus dominante, et ce dans les écoles et les universités également. Lors de l'ouverture des Jeux Olympiques de Barcelone, le roi Juan Carlos a maîtrisé avec brio un exercice difficile: il symbolise l'Espagne et a quand même montré du respect pour la Catalogne. Certaines formulations ressemblaient à un numéro de funambule au-dessus d'un double ravin. Cependant, il n'a, pas davantage que le gouvernement central et le gouvernement régional, pu trouver une solution pour mettre fin au terrorisme basque. En Irlande du Nord, britannique, l'antagonisme entre les deux parties de la population qui se disent chrétiennes a conduit à une sorte d'état de guerre. Davantage encore qu'en Belgique, ce conflit a surtout des causes sociales. La pauvreté et l'impuissance politico-sociale a de tous temps été le sort de la majorité catholique.

Fig. 13

Carte des minorités en Europe. La plupart des minorités européennes a gardé sa propre langue.

 

 

 

 

Source Internet [29]

Malheureusement, un certain nombre de choses semble indiquer que les différences, c'est-à-dire ce qui sépare, au sein de l'Union européenne pourraient bien s'exacerber. Dans le nord de l'Italie, un démagogue remporte des succès par ce que de nombreux citoyens du riche Nord ne veulent plus payer la compensation des charges pour le Mezzogiorno pauvre. Cependant, certains aussi parmi eux ont l'impression pas tout à fait injustifiée que leur sacrifice profite davantage à la mafia qu'à leurs concitoyens exploités par celle-ci.

Malgré toutes les tensions, qui existent également en-dehors de l'UE, il ne faut quand même pas oublier que la situation n'est nulle part comparable à ce qui s'est passé et se passe encore dans l'ancienne Yougoslavie. Il n'existe pas de système d'apartheid violent comme au Kosovo. Ici, une petite minorité serbe oppresse la majorité albanaise-musulmane et veut même la priver de sa langue.

Concernant les frontières étatiques, on ne devrait pas ignorer les lignes de clivage internes, ne serait-ce que par ce qu'elles reposent sur des données historiques qui réapparaissent dans le domaine culturel et empreignent les opinions et les comportements.

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